La courte vie du double tiret, signe distinctif des noms accolés
article paru dans l'édition du journal Le Monde datée de demain (7 janvier)
Le double tiret est mort. La nouvelle de ce décès devrait être annoncée officiellement dans une circulaire de la chancellerie "dans les jours qui viennent", selon le porte-parole du ministère de la justice, Guillaume Didier.
Tous les parents qui, depuis le 1er janvier 2005, appliquent à leur progéniture la loi qui leur permet de transmettre soit le nom du père, soit celui de la mère, soit leurs deux noms accolés dans l'ordre choisi par eux mesureront l'importance de l'information. Pour les 95 % d'autres - 90 % à Paris - qui continuent de ne transmettre que le nom du père, une explication s'impose.
Le double nom peut passer les générations
Depuis le 1er janvier 2005, les parents peuvent transmettre soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit "leurs deux noms accolés, dans l'ordre choisi par eux" à condition, soulignait la loi, qu'ils soient séparés par un double tiret afin de les distinguer des doubles noms indivisibles comme Waldeck-Rousseau. Le fils de M. Deschamps et de Mme Dubois peut donc s'appeler Deschamps, Dubois, Deschamps--Dubois ou Dubois--Deschamps. S'il porte un double nom, l'enfant peut, une fois adulte, transmettre à ses enfants, soit le nom de son père, soit le nom de sa mère, soit - si l'autre parent est d'accord pour abandonner le sien - les deux noms accolés.
Au commencement était une idée simple : en finir avec "cette forme moderne de la loi salique" qu'était la prééminence de la transmission du nom paternel. "C'est un nouveau symbole que le législateur doit désormais attaquer : la loi doit permettre, contre la coutume, la transmission du nom de la mère à ses enfants au même titre que celui du père", proclamait solennellement un rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale saisie d'une proposition du député socialiste Gérard Gouzes. C'était il y a dix ans. Mais dès qu'il est question d'état civil, la moindre modification devient un monstrueux casse-tête.
Une première loi voit le jour le 4 mars 2002. Elle ne suffit pas et est modifiée en 2003, puis en 2005. A cela est venue s'ajouter une circulaire du 6 décembre 2004, destinée à régler l'une des difficultés majeures de la mise en oeuvre de cette réforme, à savoir la distinction entre les doubles noms qui sont transmissibles à la génération suivante - Merleau-Ponty, Giscard d'Estaing ou Joliot-Curie - et ceux qui, relevant de la loi de 2005, ne le sont pas.
Ainsi s'est imposée l'idée du double tiret. M. Dupont et Mme Durand sont autorisés à transmettre leurs deux noms accolés à leurs enfants à la condition que, sur l'état civil de ceux-ci, figure ce double tiret distinctif (Dupont- -Durand).
Mais voilà que des parents, au surplus avocats ou professeurs de droit, s'en sont mêlés, qui ont refusé ce double tiret auprès de l'officier d'état civil au motif qu'il était disharmonieux, mais surtout illégal. L'affaire de ces parents récalcitrants a été portée par le procureur devant les tribunaux.
Par deux décisions rendues en 2008, l'une de la cour d'appel de Paris, le 14 février, l'autre du tribunal de grande instance de Lille, le 3 juillet, les juges ont donné raison aux demandeurs et les ont autorisés à transmettre leurs deux noms accolés sans ce double signe typographique.
Dans sa motivation, le jugement du tribunal de Lille soulignait, d'une part, que "le double tiret est un signe inconnu de la langue française, pourtant langue officielle de l'Etat conformément à l'article 2 de la Constitution et ne peut donc, comme tel, sans avis de l'Académie française, figurer dans un acte public français". Il observait, d'autre part, qu'une simple circulaire ne s'impose ni aux juges ni aux particuliers dans une matière - l'état des personnes - qui relève de la loi.
Le cas de ces enfants d'avocats était donc réglé. Mais pour les autres ? L'un des deux couples demandeurs a donc entamé une procédure devant le Conseil d'Etat en vue d'obtenir l'annulation de la circulaire scélérate du 6 décembre 2004.
L'arrêt dit "Diane Lavergne", rendu le 4 décembre 2009 par le Conseil d'Etat, constate en effet que cette circulaire est "entachée d'incompétence". Dans sa décision, dévoilée sur le site Maitre-eolas.fr, la juridiction administrative souligne que "l'administration ne pouvait, par circulaire, soumettre l'exercice d'un droit prévu et organisé par la loi (...) à l'acceptation, par les parents, de cette adjonction au nom de leur enfant d'un signe distinctif, alors que la loi prévoyait uniquement d'accoler les deux noms sans mentionner la possibilité d'introduire entre les deux des signes particuliers".
Contrairement à la chancellerie, qui soutenait que ce double tiret n'est qu'une "modalité technique", le rapporteur public du Conseil d'Etat, Béatrice Bourgeois-Machureau, avait affirmé que "le double tiret s'inscrit au sein même du nom, il en devient partie intégrante. Et, dans cette mesure, il le modifie. Dès lors, l'insertion d'un tel signe ne peut relever que de la loi".
Mais ce n'est pas encore fini. Car le Conseil d'Etat ne fait pas pour autant droit à la demande de retrait pur et simple de cette circulaire. Saisi de cette difficulté par des officiers d'état civil, qui ne savaient plus où donner du tiret, le ministère de la justice est donc en train d'élaborer une réponse dont il espère qu'elle réglera définitivement la question : les informaticiens de la direction des affaires civiles ont donc été chargés d'inventer une "rubrique" nouvelle dans les actes d'état civil qui permettra de remonter l'historique des noms pour savoir ceux qui sont transmissibles et ceux qui ne le sont pas, tout en laissant les Dupont Durand vivre leur vie simplement accolés.
Il ne restera plus qu'aux 35 000 enfants qui chaque année reçoivent le nom de leurs deux parents depuis l'entrée en vigueur de la loi de se présenter à leur mairie pour faire supprimer, s'ils le souhaitent, le double tiret désormais illégal.
Pascale Robert-Diard